Défis pour développer ses personnages

Plume s’avance sur le chemin, chantonnant un air doux, qu’elle ignorait une minute plus tôt. Il est venu comme ça, comme une promesse lointaine, un murmure du passé qu’elle ne retrouvera jamais, enfoui dans son cœur, dans les profondeurs de son esprit malade, amnésique. Le chemin est agréable à parcourir, les pierres irrégulières ne lui font pas peur, ils sont simplement les obstacles épiques de son avenir. Même dans ces petits moments elle peut sentir le frisson de l’aventure la parcourir, la forêt autour d’elle est autant de possibilité de jeu, d’exploration, de rencontre… Un rire franc et léger s’échappe de sa gorge fine de jeunesse. Mais l’aventure sans danger, sans ennemi n’est qu’un long fleuve sans vie, et la mort n’est pas une option pour notre magicienne. Elle en est interdite, prisonnier d’un être terrifiant : le devoir de mémoire. Ironique pour sa tête pleine de courants d’air.

— Ne va pas là-bas.

Celui qui a parlé c’est Temps. Il est grand et aussi fin qu’une aiguille. Ses traits sont indescriptibles, constamment changeant, on raconte qu’il prend le visage de ceux qui voient leur heure sonner. Ainsi si Mort ne prenait plus personne avec elle, Temps aurait pour toujours le regard du dernier parti. Son ombre s’étend sur les pavés, sur le dos puis la poitrine de Plume qui s’est retourné.

— Là bas il n’y a que la peur, la vérité et pire que tout la solitude. Tu ne peux pas partir. Tu n’en as pas le droit. Je ne veux pas que tout ça se brise. Je ne veux pas que ce monde disparaisse aussi. Les aiguilles doivent continuer de tourner, tu dois rester ici, tu n’as pas le droit d’oublier. Sinon, là haut, ils auront perdu la bataille.

Le silence. Le vent qui se lève, le ciel qui s'assombrit, le pendentif autour du cou de Plume qui s’illumine d’une douce lueur bleu, les astres qui apparaissent doucement comme au début d’une nuit sans nuage pleine d’espoir. Le murmure d’une promesse, d’une force sans borne prête à éclater, à protéger, à guérir,  détruire, et puis plus rien. Si ce n’est un sourire.

— Mais, je ne suis pas toute seule.

Des bruits de pas, de souffle court, de mots qui percent le silence.

— Plume ! On t’attends, tu viens ?

Au bout du chemin, dans les lueurs d’une journée qui commence, trois poupées essoufflées.

— L’aventure… Ne fait que commencer.

Sitôt la lourde porte refermée derrière eux, les deux garçons se retrouvèrent dans le noir, le silence du lieu tout juste troublé par leur respiration erratique. Leurs yeux s’habituaient lentement à l’obscurité, décelant peu à peu une fine raie de lumière diffuse émanant d’une fenêtre aussi fine et élancée qu’une meurtrière horizontale. Mastah, le souffle court, avait du mal à calmer son esprit affolé. Il discernait les volutes de la brume toxique, de l’autre côté de la vitre sale. Tonth l’avait averti de l’existence du Nuage, mais il ne l’avait pas vraiment pris au sérieux. Mastah pensait que le désagrément, extrapolé par un habitant excessif, n’était pas pire que les fumées blanches mais nauséabondes de l’usine d’incinération des déchets de Kospil, dont les effluves remontaient jusque dans le quartier étudiant à la veille d’un orage. Mais voir le Nuage, ses nuances verdâtres et insalubres, fondre sur eux à la vitesse d’un cheval au galop, l’avait vite fait changer d’avis. Mastah avait pris le gamin de haut, et avait failli le payer de sa vie.

— Ne reste pas là, il y a toujours des particules toxiques en suspens dans le vestibule, annonça Tonth d’une voix déjà lointaine.

Lui n’avait eu aucun mal à s’habituer au lieu, à la lueur fanée, à l’enfermement soudain. Ce bunker, il le connaissait déjà. Dans toute la plaine, il ne devait pas rester beaucoup où il n’ait pas passé au moins une nuit. Tonth descendit les escaliers, laissant la résonnance de ses pas guider Mastah dans l’obscurité devenue totale, loin de la seule fenêtre du petit complexe.

— Comment fais-tu pour te repérer ?
— J’ai appris à ne plus me servir de mes yeux.

La froideur de l’adolescent était plus glaçante que celle du bunker. Mastah ne put que se taire, le temps d’arriver dans une salle dont il ne discernait rien d’autre que la petitesse, du fait de l’écho qui avait considérablement réduit. Le silence était plus pétrifiant que Mastah n’aurait pu le penser.

— Tu es sûr qu’on ne risque rien, ici ? Personne ne va nous sauter à la gorge ?
— Nous n’avons peut-être plus de code pénal, mais il y a toujours des lois. Naturelles. Comme le fait que les bunkers n’appartiennent à personnes et sont ouverts à tous. Surtout lors d’un passage du Nuage.
— Ça n’empêcherait pas un taré de nous attaquer dans le noir.

Tonth avait passé tant d’années à vadrouiller à travers la plaine, et jamais il n’avait été attaqué par autrui. Le seul « taré » qu’il ait un jour vu dans un bunker se tenait présentement juste à côté de lui. Le garçon leva les yeux au ciel, mais Mastah ne le vit évidemment pas. Son soupir exaspéré, par contre, fut remarqué par le soldat.

Le silence retomba dans la petite salle. Assis à même le sol, Mastah espérait développer une acuité visuelle nouvelle, en vain. C’était étrange, comme sensation, de savoir quelqu’un si proche, et pourtant invisible. Le soldat avait hésité à renfiler sa visière et enclencher le mode nocturne, mais s’était ravisé. Le gamin avait l’air serein, du moins, autant que faire se pouvait dans leur situation. Ils n’étaient pas en danger, dans cette prison souterraine. Il valait mieux garder le peu d’énergie restante dans le casque pour le cas où. Mais cela n’empêchait pas Mastah de maintenir fermement l’objet entre ses mains. Un tremblotement le parcourut tout entier.

— Tu as froid ? Je croyais que ton armure magique pouvait tout encaisser.
— Technologique, pas magique. Et je l’ai mise en stand-by. Autant économiser la batterie pour plus tard, puisque tu m’assures que nous sommes en sécurité.

Nouveau silence. Nouveau frisson.

— J’imagine qu’il n’y a pas de panneau LED, de microfibre optique, ni de résistance de chauffage ?
— Si, il y en a. Des néons au plafond et radiateurs aux murs. Mais il n’y a pas de courant pour les alimenter. Il y en aurait eu, si Korag-Dit avait pu gagner le dernier affrontement.

La pique épingla Mastah en plein cœur.

— Des orimiens sont morts pour emporter la victoire.
— Des koragans ont perdu la vie en même temps que la bataille.

Les mots sonnaient différemment, lorsque les visages restaient dans l’ombre. Malgré un ton hargneux, il n’y avait pas de lèvres pincées, pas de regards hostiles, pas de sourcils froncés. En résumé, pas de mine sombre malgré l’obscurité. Juste le souvenir du visage de l’autre. Et Mastah se souvenait du faciès d’un enfant, à peine adulte, à la peau scarifiée. Un adolescent sur un champ de bataille, les mains rougies d’un sang qui n’était pas le sien. Le sang de soldats agonisants qu’il avait libéré de la longue agonie qui leur été destinée, jusqu’à ce que le rayon lumineux éclatant du Sténoplite annihile le peu qu’il restait d’eux.

Une bûche jetée au sol fit sursauter le soldat. Puis une autre.

— Tu as froid, et tu n’es pas habitué à rester longtemps dans l’obscurité. Faisons un feu avant que tu ne deviennes fou.

Le foyer était encore éteint, et pourtant l’atmosphère était déjà un peu plus chaleureuse. Nouvelle bûche. Et soudain un effondrement de bois. Le tas déséquilibré s’était affaissé. Mastah sembla soudain réaliser qu’un gamin à moitié aveugle, d’au moins dix ans son cadet, était en train de préparer un feu pour le petit confort personnel de Monsieur Velski.

— Laisse, je vais le faire, s’empressa-t-il de dire en commençant à rassembler les billots.

Mais là était toute la portée de sa connaissance. Entasser le bois sec – ou la cellulose conglomérée sur sa planète à lui, avant d’activer l’allumage via un panneau de contrôle préprogrammé. Si un tel panneau existait ici, il serait de toute façon hors-service comme le reste de l’installation électrique. Déconfit, mais trop fier pour le dire, Mastah apprécia soudain l’obscurité qui cachait ses expressions faciales. Comme un enfant qui découvrirait le matériau, Mastah tenta de trouver par quel moyen mécanique un morceau de bois pouvait flamber.

— Oh, et j’imagine que vous n’avez pas non plus de briquet à arc électrique ? ironisa Mastah dans un soupir.

Quelle ne fut pas sa surprise de voir le tas de bois s’enflammer sous ses yeux ! Tonth, un briquet mécanique à pierres frottées entre les mains, observait le soldat peu débrouillard d’un air consterné.

C’était à s’en demander comment Orimon faisait pour gagner.